Le Cri

Ce cri retenti encore dans ma mémoire.
Je rentre chez moi après ma garde.
Je m’en souviendrais toujours. Ce samedi matin il fait frais. Le soleil brille déjà mais ne chauffe pas encore, je frissonne en claquant la portière. Je suis fatigué, heureux de la perspective d’avoir enfin deux jours de repos consécutifs avec mes proches.
Je pousse la porte d’entrée, je retrouve mes fils sont déjà debouts, ils sont attablés autour du petit déjeuner. Mon épouse l’oeil un peu encore endormi, en chemise de nuit me sourit. Je ne me peux qu’apprécier ce bonheur si simple mais tellement précieux et intense.
La petite fille que j’ai ramassée hier soir sur le bord de la route avait l’âge de mon aîné. Elle rentrait de l’école avec une copine. Elle a sans doute traversé la route comme d’habitude après le virage. Elle habitait près de l’arrêt du bus. Une voiture est arrivée, certainement trop vite et au mauvais moment. Elle l’a fauchée au milieux de la chaussée.
Le SAMU nous a appelé tout de suite sans attendre le bilan des sapeurs pompiers.. L’intonation de la voix du médecin régulateur et la description de la situation que lui en avait fait le chauffeur du bus sur son portable, laissait prévoir que c’était grave, très grave.

C. infirmier smur est également mon chauffeur smur aujourd’hui. Les économies budgétaires  imposent  a avoir plusieurs tâches pas toujours de notre compétence au sein de l’hôpital…. Il a  roulé vite, grillant avec plus de risque qu’à l’habitude les feux rouges aux intersections. Il n’a pas dit un mot du trajet, la sirène hurlait..Nous ne l’avons pas éteinte une seule fois. 
Passé les croisements on fait d’habitude cesser ce vacarme qui nous nous perce les tympans.  Nous Espérions sans doute que tout ce bruit chasserait les mauvais démons.
Je me suis tu durant le trajet. J’essaye aussi de ne pas à imaginer la scène. Ce n’est jamais de toutes les façons jamais comme on l’a prévu. Je regarde la carte et suis notre progression. sans savoir exactement à quel endroit exact de la route s’est produit l’accident. Je scrute la route  m’attendant à découvrir la voiture immobile et la victime allongée sur le goudron à tout moment. L’indicatif radio se met en route. Un sapeur pompier arrivés sur les lieux le premier nous demande notre position. Ce message est le témoin que l’on avait vraiment besoin de nous, ils ont besoin de se rassurer, de pouvoir compter sur nous dans peu de temps. C’est grave sans aucun doute maintenant. Après un long virage à l’entrée d’un petit bourg je découvre les éclats bleus des gyrophares dans le soir tombant. Le véhicule des pompiers est  au milieu de la chaussée, les portes grandes ouvertes. Les éclats bleus sont mêlés à ceux du véhicule de police. Les halos colorés dans l’atmosphère humide, éclairent la campagne environnante de ce début de soirée C’est une atmosphère irréelle en cette veille de Noël. Quand nous sortons du véhicule, le chef des pompiers accourt vers nous manifestement soulagé de nous voir: Il n’arrive pas a mesurer la tension.artérielle de la victime.  L’enfant est allongée sur le dos, immobile les bras en croix,  ces grands yeux sombres vont de l’un à l’autre de tous ces hommes en uniforme qui s’affairent autour d’elle.
Christian toujours sans dire un mot a déjà retroussé la manche du petit pull over en laine rose  et  cherche une veine pour poser une perfusion au plus vite. Je lui parle doucement, lui pose des questions et elle ne me répond que par des mouvements de la tête. Elle me confirme qu’elle a mal au ventre. En glissant ma main sous son chandail je le sent chaud et tendu. Je palpe le reste de son corps et je regarde Christian. Il faut que l’on fasse vite, elle a un « bide ». Dans notre langage c’est  une hémorragie interne, sa rate ou son foie a été probablement touchée dans l’accident et ça saigne.
A ce moment les dés sont jetés il faut être directif, canaliser la fébrilité de tous les intervenants témoins et pompiers. La priorité est de rejoidre au plus vite le bloc opératoire. J’explique la situation à haute voix à mes partenaires et ce que l’on va faire, en même temps que mentalement je trace la meilleure ligne de conduite à tenir. Nous plaçons l’enfant dans le matelas coquille recouverte de la couverture dorée isotherme. Elle brille dans la nuit et elle aussi pourrait donner un air de fête. La perfusion rapide de macromolécules a permis de récupérer une tension. La petite ne manifeste rien quand je lui mets dans la narine une petite sonde d’oxygène. Nous sommes dans l’ambulance, les gendarmes doivent se charger de prévenir les parents. Le compte à rebours a débuté et n’accepte aucune pose. J’avertis le Samu du bilan : Il faut que le radiologue le réanimateur et le chirurgien soit là à notre arrivée, Il faut prévoir du sang pour la transfuser. Pendant le transport la sirène du VSAB marche en continue. Le moteur des courroies entraînant les gyrophares, fait un petit cliquetti dans l’habitacle et rythme les longues minutes nous séparant des urgences. A chaque croisement l’avertisseur du véhicule SMUR nous précède comme un écho. Personne ne parle, tout le monde attend que l’on arrive.
Je tiens la petite main dans la mienne, guettant une grimace sur le visage de l’enfant à chaque soubresaut du véhicule. De l’autre je m’agrippe à une poignée prévoyant les ralentissements du véhicule afin de ne pas être déséquilibré..
Je regarde le goutte à goutte rapide de la perfusion. La petite a les lèvres pâles. Ces grands yeux cernés de noir, regarde fixement le scope. Son rythme cardiaque y dessine une ligne sautillante et vive un peu trop rapide. Je ne peux plus rien faire d’autre.
C’est avec soulagement que j’entends les portes du sas des urgences s’ouvrir : Nous sommes arrivés jusque là. Ma mission est accomplie. Tout est maintenant réglé : le chirurgien va l’opérer et cela ne sera qu’un souvenir médical heureux.
Il faut encore raconter, redire tout ce qui s’est passé, l’accident la tension initialement basse, le ventre tendu. Le chirurgien demande au radiologue de faire une écho. Elle ne fait que confirmer mon diagnostic. D’un seul coup tout va très vite la transfusion sanguine passe, l’enfant va au bloc et l’intervention démarre. J’ai passé le flambeau, à mes collègues d’oeuvrer.
Je vais en salle de détente et pique une cigarette à l’aide soignant qui est là. Sans être fumeur, ces quelques aspirations de fumée  moment calment le stress accumulé durant cette sortie. Je refais mentalement le film de cette intervention. Tout s’est déroulé médicalement au mieux seule l’écho abdo était de trop à mon sens.
Je n’ai pas le temps de me servir un café, l’infirmière d’accueil m’appelle. Les parents sont arrivés.
Lui est nerveux. Elle, est pâle se soutenant au comptoir de l’accueil . Manifestement elle est enceinte. Je les reçois dans une salle à part, j’essaye de leur expliquer en termes simples tout ce qui s’est passé. Je leur dit qu’on est en train d’opérer leur fille. Elle n’a aucune question, ses mains tremblent. Lui tripote nerveusement les clefs de sa voiture faisant tourner le porte clef autour de son index. « Est-ce qu’elle va s’en sortir docteur ? », j’essaye de les rassurer en expliquant que tout c’est pour l’instant déroulé au mieux. L’infirmière de l’accueil psychiatrique m’a rejoint bientôt et par le calme qui irradie de sa personne elle arrive à détendre l’atmosphère. Elle propose un verre d’eau, ainsi qu’un fauteuil pour la mère enceinte qui se tient maintenant le ventre d’une main.

Je les laisse avec elle et je remonte au bloc pour prendre des nouvelles. Le couloir est vide à cette heure de garde le seul personnel de permanence s’affaire en salle. Un aide qui passe chercher un flacon de perfusion me confirme que c’est une rate que l’on a dû enlever. L’intervention touche à sa fin. Je reviens aux urgences avec un soulagement que je veux communiquer aux parents. Il me semblent étrangement  imperméables et veulent surtout savoir quand ils pourront voir leur enfant.
Je leur explique le déroulement habituel du post opératoire, le fait qu’elle ira ensuite en réanimation où son lit est réservé. On les préviendra dés qu’elle sera dans son lit.
Je dois me remettre au travail . Car entre temps l’interne était seul pour accueillir les patients de traumatologie. Ce n’est pas pour autant qu’ils ont oublié de venir aux urgences ce soir ! Après en avoir vu deux, je rappelle en réa pour savoir si la jeune patiente est descendue du bloc. On m’explique qu’il y a eu un problème , qu’elle n’est toujours pas là. Mon cœur se met à battre la chamade. Je laisse l’interne seul à l’accueil et je monte quatre à quatre les escaliers. Je trouve le réanimateur et les gens du bloc autour du lit le visage défait. Un infirmier retire la sonde d’intubation rendant au visage de l’enfant ses contours naturels, son teint blafard est accentué par la lumière des néons. Il est détendu sans expression, elle est morte.
Que s’est-il passé , comment est-ce possible.
 Le réanimateur s’approche, et m’explique l’évidence. Son hémoglobine était très basse et cela a sans doute été à l’origine de l’arrêt cardiaque. Elle ne se réveillera jamais.
Il faut prévenir les parents. Le réanimateur ne peut pas venir tout de suite.  Manifestement c’est à moi d’y aller maintenant, Je déteste mon boulot dans ces moment là. Je suis abasourdi, comme saoul. Je redescend les escaliers doucement une boule au creux du ventre .
Je croise l’infirmière de traumato qui a déjà été mise au courant par la réa. «  il paraît que la petite est morte ?» me dit-elle espèrant sans doute que je la contredise, mais oui elle est morte. Je vois que ses yeux sont humides, j’ai aussi envie de pleurer Mais je ne peux pas. Il faut tenir et que je vois les parents. Je lance un « On n’a fait tout ce qu’on a pu », sans en être réellement convaincu. Je lui dis que pleurer fait du bien et qu’il ne faut pas en avoir honte. Pourtant en même temps je retiens mes propres larmes. Christian sort du déchocage le visage fermé, il vient de refaire les caisses de médicaments et les amènent au véhicule. Il est prêt pour une nouvelle intervention, je sais que cet inventaire protocolaire lui a servi de dérivatif. Il ne dira rien mais il est lui aussi, comme toute l’équipe terriblement affecté par cette nouvelle.
J’ai prévenu l’infirmière de l’unité médico-psychologique. Nous allons y aller ensemble. Je ne me sens pas capable d’annoncer seul cette nouvelle.  Il me faut un effort immense pour saisir la poignée de la porte, j’inspire profondément une fois et je me lance. Dés que nous rentrons les parents on compris à l’expression de nos visages qu’il s’est passé quelque chose. Alors je parle  vite en essayant de maintenir nom regard sur eux.  Je veux exorciser cette nouvelle effroyable. Les mots qui sortent de ma bouche me semble étranges comme si c’est un autre qui les prononce : «  Votre fille est morte juste après l’intervention, je suis désolé, on pensait qu’elle allait s’en sortir ». Je suis en train de me rendre compte que je défais toutes les hypothèses optimistes de notre premier entretien avec eux. Le père hurle alors, un cri animal de souffrance atroce. Il cogne la table de son poing et puis le mur de ses deux mains. «  Ce n’est pas possible  pas ma petite fille » dit-il.
il se retourne brusquement vers moi d’un regard accusateur «  qu’est-ce que vous lui avez fait. » J’explique et Joël essaye de le calmer, c’était très grave et l’on a fait ce qu’on a pu. Sa femme, ne tremble plus elle n’est plus pâle, elle pleure doucement sans sanglot et prend son mari dans ses bras. Il se met alors à sangloter lui aussi comme un enfant. Je regarde son ventre et je dis sans doute maladroitement que cette mort est cruelle mais qu’il faut s’en servir pour donner tout leur amour à ce bébé à venir. Je crois qu’elle m’a compris mais je n’en suis pas sûr. Je me sens un peu ridicule.et tout aussi démuni qu’avant d’arriver à l’hôpital à mon retour de mission. L’anesthésiste arrive alors, le père se ressaisi d’un coup, il écoute et questionne ce nouveau docteur à la recherche d’un indice qui effacerait ce décès comme un mauvais cauchemard.
Il lui dit tout ce que j’ai déjà expliqué et cette redondance semble le résigner enlevant toute les doutes qu’il avait un moment exprimé. Je quitte la pièce car je n’en peux plus, je l’entend juste proférer « j’ aurai la peau du salopard qui a fait ça »
Il faut que je  retourne en salle de détente. Je  me sens épuisé , incapable de repartir pour une intervention pour le moment.. Il ne va pas falloir que cela dure trop longtemps car ce soir je suis seul de garde en SMUR.
 Jamais plus je ne serai trop optimiste, jamais plus je ne donnerai trop de détails, c’est déjà assez dur comme cela pour ne pas en plus être suspecté.de négligence.

Ce matin je prend le plus petit fils dans les bras, je frissonne. Je m’approche de ma femme et je lui donne un baiser léger. Elle me regarde et sent qu’il c’est passé quelque chose mais ne me pose pas de question. Je propose une ballade en vélo et toute la cantonade exulte en même temps, occultant un instant ce cri terrible qui résonne encore.