La jonction

On est déclenché par le Samu pour une douleur thoracique. Je venais juste de mettre ma blouse et mon pantalon blanc,  mon déguisement de docteur, comme je dis aux collègues dans le vestiaire. Michel m’a donné le bip en me disant qu’il n’avait pas eu une sortie de la garde. Et bien moi j’ai toujours cette chance de ne pas m'ennuyer dés le début.
Nous quittons l’hôpital, il fait froid ce matin. Il y a toujours ce petit moment où il faut se remettre dans le bain.
Juste le temps que le chauffage du véhicule soit enfin efficace et il faut en sortir.
Nous allons faire ce que le SAMU appelle une jonction. Le domicile du patient étant loin, le médecin de garde appelle le Samu et les pompiers. Ceux-ci prennent en charge le patient et se dirigent vers l’hôpital et nous vers eux. Selon le médecin de garde certain accompagnent et d’autres pas.
 C’est une question de foi et surtout de conviction.  Pour certains médecins avoir prévenu le 15, les dédouanent du reste : traiter en attendant et préparer le relai. Tant qu’il n’arrive rien au malade durant ces minutes précédent la jonction, on peut difficilement blâmer ce laxisme évident.
- Smur à SAMU, jonction faite.
J’entends le chauffeur de la VSAB donner lui aussi en retour le même message par la radio.
Il faut maintenant sortir du siège ou je m'étais enfin réchauffé.
Les deux véhicules sont stationnés l’un derrière l’autre au bord du rond point. Les gyrophares bleus et orange font ralentir les voitures qui l’empruntent. Les passagers guettent à travers leur pare brise embués du matin une image de ce qui se passe. Ces signaux lumineux semblent toujours provoquer chez eu une hypnose captivante et paralysante.
D'autres fois les réactions sont plus cocasses.
Une nuit en recherchant une maison dans une ruelle non indiquée sur notre plan, à un feu, nous avions ralenti à la hauteur d’un véhicule. Le conducteur de la voiture à qui nous voulions demander des renseignements nous avait pris pour des policiers à cause de ces gyrophares.
- J’ai rien fait monsieur l’agent
 Nous avait-il dit avant que nous puissions lui demander quoique ce soit. Cela m’avait fait bien sourire.

J’ouvre la porte de la VSAB. L’air froid s’engouffre aussitôt à l’intérieur. Christine me suit et referme aussitôt.  Il s’agit d’un homme jeune, la quarantaine. Il est journaliste, il fume beaucoup et a du cholestérol. Il devait faire un bilan cardio, mais il n’a pas eu le temps. Il a une douleur thoracique en barre depuis une heure environs et il s’est douté que c’était le cœur. D’ailleurs le médecin généraliste lui a confirmé et lui a dit qu’il fallait aller à l’hôpital pour faire un électrocardiogramme.
Il a effectivement un magnifique infarctus. Christine dont les mouvements sont réglés comme un métronome pose la perfusion, prélève le bilan va chercher la fibrinolyse, traitement spécifique de l’infarctus, dans le véhicule. Je replie lentement l’enregistrement de l’électrocardiogramme et le glisse dans ma poche
On entend le bip sonore du scope. Le patient attend le verdict.
Ce moment de toute puissance du médecin.
Celui où il décide pour lui de ce qu’il faut faire et comment. Je lui explique en essayant de le rassurer qu’il a un infarctus en cours de constitution. On est à la phase précoce. On va lui injecter un produit qui débouche les artères et permet de limiter les dégâts. Je lui indique que heureusement il n’a pas attendu pour appeler le médecin.
Après avoir éliminé les contre indications, on débute la fibrinolyse. Christine injecte le précieux produit lentement dans les veines du patient qui ne semble pas vraiment rassuré. J’appelle entre-temps le service de  cardiologie  sur le portable pour qu'on lui trouve un lit aux soins intensifs.
Le reste se déroule de façon assez routinière.
Le transfert de brancard, l’arrivée à l’unité de soins intensifs de cardiologie, la discussion avec le cardiologue devant le tracé. Un nouvel interrogatoire rapide avec ce dernier me permettant de vérifier que le patient n’a pas changé entre-temps la version des faits, ses antécédents ou l’histoire de sa maladie. Et c’est  le retour à la base, la réfection du sac de SMUR en signalant au SAMU notre disponibilité pour une nouvelle mission.
On vient me chercher peu de temps après dans le bureau pour voir l’épouse du journaliste.
C’est une jolie femme brune, elle a enfilé un imperméable à la hâte. Elle s’excuse de n’arriver que maintenant mais elle a deux petits qu’elle a dû amener à sa mère.
Elle est très inquiète, son visage est creusé, ses yeux cernés mais son regard reste vif d’une grande beauté.
C’est elle qui lui a dit d’appeler le médecin.
C’est elle également qui lui demandait depuis un mois d’aller voir un cardiologue en raison de douleurs suspectes.
Je la rassure autant que je le peux et je lui explique ce que j’ai déjà dit à son époux. Nous lui avons injecté un produit très actif qui va lui permettre sans doute d’éviter un gros infarctus. Elle me remercie de toutes mes explications et se dirige vers les soins intensifs.
3 jours après cette mission Smur, je vais en réanimation, faire ce que j’appelle mon tour. Je regarde les dossiers des malades, je vois si certains sont passés par le service, si je les connais.
J'y découvre mon journaliste.
Je feuillette avec appréhension son dossier.
Il a fait une hémorragie cérébrale importante au décours de la fibrinolyse qui si elle a été efficace au niveau coronarien l’a plongé dans un état neurologique désespéré.
Voilà ce qu’est l’aléa thérapeutique. J’ai en quelque sorte, tué ce patient en lui injectant ce produit. Si je ne l’avais pas fait, il serait peut-être alors mort des complications de son infarctus. Celui-ci va mourir pour beaucoup  d’autres de sauvés ?
C’est de ceux que l’on rate que l’on se rappelle malheureusement le plus.
Il faut continuer pourtant à fibrinolyser tous ces patients pour ceux grandement majoritaires qui s’en sortent. Mais ce dilemme quand il survient on est seul au monde à le gérer.
Que restera-t-il à son épouse, à ceux qui le connaissait, comme image de cette médecine agressive ?
J’ai depuis toujours la même angoisse qui monte en même temps que la fibrinolyse est poussée dans la seringue. Les statistiques ont heureusement encore du mal à lisser les sentiments humains.