La vénus.

Je monte péniblement les marches du petit hôtel. C’est au dernier étage, sans ascenseur Les marches en bois grincent et l’on essaye de ne pas faire trop de bruit à cette heure tardive, malgré que l’on soit chargé comme des mules. Economie oblige, au lieu d’être trois comme prévu et d’avoir un chauffeur, on est que deux : une infirmière et un médecin. Alors bien sûr il faut porter tout : le scope qui pèse son poids, la seringue électrique, le sac à dos des médicaments, la bouteille d’oxygène, le kit de perfusion cardio. Le gérant qui marche devant, rigole à nous voir peiner comme çà. Il ne nous a pas proposé pour autant de l’aide.. Je plaisante avec Ninou mon infirmière.
« S’il s’agit vraiment d’une douleur coronarienne, en montant dans sa chambre, notre future malade a eu cent fois l’occasion de faire son infarctus. »
Bien qu’elle soit essoufflée, elle rigole et se fait tout de suite rabrouer par notre guide pour le bruit. C’est vrai qu’il est minuit passé, il ne veut pas que l’on réveille ses clients. On arrive enfin. Notre guide nous ouvre la porte et s’efface pour nous laisser passer. Je découvre la patiente, entièrement nue, le milieu du corps recouvert seulement d’une serviette éponge blanche trop petite. Elle tourne la tête vers nous sans rien dire. Sa peau est blanche sous la lumière de la tête de lit. Elle a des formes généreuses, ses seins sont lourds, ses hanches larges, la Vénus de Boticelli. Je trouve que ses lèvres sont un peu trop grises. Le médecin de garde est là,  afféré devant une petite table, il annote l’électro qu’il vient de réaliser. Je le connais, c’est un copain qui bosse à SOS médecin. Il est plus riche que moi le veinard, mais il ne compte pas ses heures, toujours a répondre à son téléphone à peine une consultation finie.
 « La patiente est jeune sans antécédents particulier, Elle a présenté une douleur dans la poitrine plutôt atypique il y a de cela environs une heure » me dit il.
On se regarde et d’un sourire entendu, il me susurre qu’elle a des problèmes de couple en ce moment et qu’elle est  là pour un déplacement professionnel. Il sous entend sans doute comme moi que cette femme étalée nue sur le lit, sans retenue  à une présentation un peu singulière. On aurait vite fait tous les deux de penser que son problème n’est peut-être pas médical. Nous sommes de  vrais machos, sans idées préconçues biensûr.
Comme l’electrocardiogramme n’est pas tout à fait normal, il a préféré demander le SMUR
C’est vrai qu’il y a un petit truc, mais elle est jeune, sans facteurs de risque en dehors d’une consommation tabagique majorée ces derniers jours.
Par précaution je demande à Ninou de lui poser une perfusion. On ne sait jamais.
 Entre-temps les pompiers sont eux aussi arrivés. Il n’y a pas assez de place pour tout le monde dans cette petite chambre d’hôtel. Le médecin de garde en profite pour s’éclipser. L’infirmière prépare son matériel de perfusion, elle saisi le bras de la patiente qui se laisse très docilement faire. Elle n’a quasiment rien dit depuis que nous nous sommes arrivé.. Elle a simplement répondu à mes questions, un peu éteinte détachée, comme si elle avait pris des somnifères. Je lui demande d’ailleurs si c’est le cas.
«  Je ne prend jamais de ses trucs là » me répond elle
 Plus cela va plus je me demande si toute cette symptomatologie est bien réelle, je n’y crois guère. Son soutien gorge, et sa culotte sèchent sur le radiateur, ainsi qu’une paire de chaussette. Elle a fait une petite lessive dans le lavabo. Le programme télé posé sur la table est ouvert, la page est cornée. Elle a sans doute retenu son programme de ce soir. Je la regarde de nouveau, elle grimace légèrement car l’infirmière a piqué son avant bras pour la voie veineuse. Je regarde le scope machinalement, la ligne est régulière, décrivant une même courbe hypnotisante  rythmée par   le bip de chaque battement de coeur.
Je sursaute.
 D’un seul coup le tracé s’affole, la ligne devient anarchique le son régulier a cessé.
 Elle fibrille !  Son cœur ne fonctionne plus.
Je suis le seul à m’en être aperçu. Un frisson me parcours. Je sors brutalement de ma torpeur. Je me saisi d’un seul geste des plaques du défibrillateur et je me lance à l’assaut du lit. Je cherche à atteindre son thorax. Son regard est déjà fixe, ses yeux se révulsent. Ses bras s’enroulent sur eux même, elle entame quelques mouvements convulsifs. Ninou maugrée dans son coin  agenouillée prêt de la table de chevet, elle ne sait pas. Elle n’a vu que le bras qui lui échappe arrachant le cathéter qu’elle vient de poser. Moi je la bouscule et j’en rajoute.
Elle me lâche un
« ça va pas ? »
Je n’ai rien dit je n’ai pas eu le temps. J’ai agi méthodiquement de façon automatique. Je n’ai même pas pris le temps de saisir les gels de protection. J’appuis sur le bouton. Le corps de la Vénus se raidit d’un coup. Les pompiers et l’infirmière viennent  seulement maintenant de comprendre en même temps. Je demande de l’aide pour la mettre par terre et faire le massage. Je réclame un ambu . Un des pompiers s’approche dans l’espace exigu pour m’aider à faire le massage cardiaque. Ce ne sera pas nécessaire. La patiente revient à elle. Elle me fixe d’un drôle de regard comme si je venais de la sortir d’un rêve. Elle  redresse son torse et je cesse mon massage. Sur le scope, le tracé est de nouveau régulier. Voilà c’est fini. Il fallait la prendre au sérieux. Elle avait bien quelque-chose !
Il faut maintenant organiser son transfert vers l’hôpital, prévenir le cardio de garde, préparer la fibrinolyse. Tout se bouscule dans ma tête, je suis tellement heureux qu’on l’ai récupérée. La patiente me parle un peu, elle touche l’endroit du choc électrique, elle est brulé légèrement te cela est douloureux.
 Je m’excuse, lui explique son malaise, le choc éléctrique.
 Elle me dit bizarrement :
«  je ne vais pas vous mordre pour çà ».
Il nous reste à redescendre de cette chambre avec le matelas coquille et la patiente dedans, avec tout notre bazar, par le même escalier par lequel on est venu. Encore du sport en perspective. Heureusement en dehors de beaucoup de sueurs et encore des douleurs lombaires pour les sapeurs pompiers tout se déroulera bien jusqu’à ce qu’on la confie à l’équipe des soins intensif de cardiologie.
Ninou s’empresse de raconter cette réanimation épique aux autres infirmières à notre retour et de me chambrer.
«  si tu avais vue comme il est grimpé sur le lit, tout ça parce qu’elle était nue.. »
 Chacun ne retient que l’image du « Docteur Indiana jones » montant sur cette patiente aux seins voluptueux… Je suis le premier à en sourire, c’est vrai qu’au moment du choc électrique son sein m’a gêné. Je ne savais pas ou appliquer la palette  du défibrillateur durant un court instant.
C’est simplement comme ça que l’on meurt ou non à 37 ans. Sa nudité a été déconcertante. En fait elle ne sentait tout simplement pas bien dans sa peau et s’est dénudée pour cela. Elle n’avait jamais été malade auparavant. Comme la douleur était là et ne cessait pas elle a tout essayé : la fenêtre ouverte, la télévision, le verre d’eau. Elle s’est décidée  à appeler le médecin de garde.
Sur des présomptions, parce que l’histoire était bizarre, il a déclenché les secours. Par chance, parce qu’on a été appelé au bon moment on a pu lui faire le choc électrique salvateur.
On retire de cela une satisfaction mais pas à la mesure de l’événement. Cette intrusion dans la vie de cette personne est trop forte et trop brève à la fois. Jamais durant une réanimation on est aussi proche d’un visage, jamais on ne guette autant le retour à la vie. Ce mouvement respiratoire qui revient, le scope qui s’anime de nouveau d’un tracé régulier. Cette osmose est envoûtante presque indécente.
Cela ressemble à cette sensation d’après l’amour. Une sorte de vertige que l’on explique pas, dont on ne veut pas parler que l’on masque en prétextant d’aller chercher un verre d’eau.
Nous ne sommes plus réellement des hommes et des femmes comme les autres durant ces instants situés entre deux mondes. Si l’on fait bien ou mal, de nos gestes peuvent ou non renaître la vie. C’est  un pouvoir surnaturel. On a peu l’occasion de revenir sur les réanimations réussies ou ratées. Elles s’effilochent dans notre mémoire. Cela me laisse toujours un goût d’inachevé. Après tant d’intensité je ne sais pas ce que l’on pourrait se dire si l’on revoyait ceux qu’on a sauvé.
Il restera à Ninou de cette soirée,  le souvenir de son  médecin SMUR entre les seins de cette patiente, et moi je n’aurai que celui de la  phrase étrange qu’elle a prononcé lors de son retour parmi les vivants. C’est mieux comme-çà, il ne faut pas trop se poser trop de questions, seule la spontanéité nous aide à continuer.