J’arrête.


J’arrête, c’est décidé.
Oui mais comment faire ?
Pourquoi après tant d’années de passions, tant d’expériences si intenses, arrêter ?
J’arrête, car la souffrance des autres me devient pesante. Le vieillard qui reste des heures sur un brancard aux urgences, sans que je ne puisse  lui offrir un lit décent, je ne peux plus l’entendre gémir sans me sentir coupable.
La mère scandalisée d’avoir attendu une heure, pour l’entorse de cheville de son fils qui date de trois jours, je n’ai plus la volonté de lui expliquer que d’autres malades sont bien plus urgents et prioritaires.
J’arrête car celui qui m’explique que je devrai lui faire une radio, je n’ai plus le courage de lui dire que s’il était plombier je ne lui donnerai pas de conseil pour choisir le numéro du joint du bidet à positionner et qu’en l’occurrence, je suis médecin et que je sais ce que je fais.
J’arrête car le technocrate qui compte mes actes et mes heures, et me juge depuis son bureau car le contact avec la maladie lui a toujours fait  peur, je n’ai plus non plus envie de lui expliquer que mon métier est un peu de l’art et de le convaincre qu’il est plus beau qu’il ne croit.
J’arrête sans doute aussi car la lettre de plainte, le rapport des tutelles, les commentaires déplacés plus ou moins chargée de haine, qui nous font passer pour des quasi criminels avec des mises en cause incultes sur notre exercice, ont eu raison  définitivement  de mes hésitations. Expliquer ce qui ne l’est pas a des gens qui ne peuvent pas penser comme le médecin je n’en ai plus non plus le courage.
Je soigne des malades, je dois écouter, prendre souvent vite une décision difficile ou l’hésitation peut-être fatale. Peser le bénéfice et le risque, et savoir éviter l’écueil de la certitude au profit de l’humilité devant la maladie, est une forme d’exercice très particulier. Je doute et  je suis tellement loin du gestionnaire et de sa pensée si absolue. De plus en plus je me heurte à cette pensée unique et pétrie elle de certitude. Elle voudrait transformer les patients soignés ou non en simple résultat d’un traitement technique. Il passeraient de malades à soigner et grâce à cela générerait une recette. Comment imaginer que ce qui est applicable à la production industriel peut l’être à la vie, à l’humain ?
Cela a bien changé en quinze ans. Le métier n’est plus le même et moi aussi sans aucun doute. Les média qui se déchainent sur « l’erreur » médicale dans une science que l’on voudrait exacte, sont autant de propos qui me sont de plus en plus insupportables.
Mon hôpital, l’hôpital avec un grand H où je voulais travailler a bien changé. L’enseignement, la recherche, la passion constructive, la volonté d’avancer ensemble en équipe a disparu. Il faut produire gagner plus et rendre sans cesse des comptes. Les médecins sont sollicités dans leurs égaux pour devenir complice de ses réformes inhumaines.  Beaucoup y adhèrent pour une bride de pouvoir et souvent aussi pour avoir un prétexte de s’éloigner des soins. Auraient-ils déjà perdu la foi dans leur métier ?  Alors pourquoi continuer ainsi, sauf à adhérer à cette mascarade dangereuse.
Tout ce qui m’avait éloigné de l’exercice privé en ville, devient la raison d’être maintenant à l’hôpital. Pourquoi y rester alors ? 
J’arrête mais je vais bien. Je suis heureux, de prendre enfin cette décision égoïste.
J’arrête et je ne suis pas seul. Cela pourrait me rassurer sur mon état psychique mais au contraire cela m’inquiète.
Toute une génération s’interroge. Une autre hésite à venir faire le même métier que moi.
Peu de jeunes médecins semblent animés par la passion que m’avait communiqué mon chef de service quand j’étais interne. Je ne comptais jamais mes heures, jusqu’à plus de soixante dix par semaine. On innovait, on cherchait, on voulait avancer sans cesse, en recherche de  connaissances nouvelles. Surtout nous étions solidaires entre nous et avec les malades que nous soignions.
Mes heures je les compte maintenant. Moi et mes confrères n’avions rien demandé. Sans doute à tort, car finalement ces années passées, ont  usé et émoussé notre passion, nous laissant maintenant amer et désabusés. C’est peut être à cause de cela, que plus beaucoup de jeunes internes rêvent de notre métier d’urgentiste comme au début de cette spécialisation..
C’est un fait dont il faudra bien tenir compte un moment.
Sur l’autel des urgences, on ne peut pas sacrifier sans cesse la seule bonne volonté d’une poignée d’hommes et de femmes.
J’arrête alors qu’il me semble que je maîtrise enfin toutes les urgences qui arrivent dans mon exercice quotidien, à l’accueil ou en SMUR. Tout du moins, sans être parfait, je ne suis plus jamais pris au dépourvu.
Je sais comment soigner ce qui est urgent et surtout je sais quand et à qui il faut demander de l’aide s’il le faut.
Je crois savoir ce qu’il faudrait faire pour que le système aille mieux et l’on me reconnait tout de même cette capacité d’analyse et de management. Il est bien trop tard, maintenant qu’un point de non retour est atteint, il est bien facile de nous demander que faire. Les plannings sont incomplets fautes de volontaires, les malades ne cessent d’affluer aux urgences fautes de mieux, toujours plus âgés et plus malades. Tout cela était prévisible.
Je n’ai pas le courage de relever ce nouveau défi, cela n’a plus suffit, je pars.
Est-ce le signe de la faillite d’un système, ou bien un coup de déprime personnel?
La question ne peut que hanter quand on a passé si longtemps dans un métier si particulier.
La médecine d’urgence je suis née avec elle. J’y ai débuté ma carrière comme interne. Mon chef d’alors était un pionnier, une des premier à avoir compris que  l’exercice du métier d’urgentiste (mot qui n’existait pas à l’époque) était une spécialité à part entière. La reconnaissance de la médecine d’urgence, son organisation s’est mise en place plus ou moins laborieusement. Les internes n’étaient plus seuls des gardes entières à l’entrée de l’hôpital, à gérer le plus bénin, comme le plus grave et compliqué sans expérience. Ils étaient encadrés par des docteurs en médecine qui avaient choisi de travailler là.  Le métier c’est professionnalisé. Le nom d’urgentiste est né. J’ai passé un concours crée sur mesure pour cette nouvelle spécialité
A l’acmé d’une carrière, ou ma maîtrise technique me permet de réfléchir à des missions d’encadrement, je quitte ce système après 16 ans d’exercice.
Enseigner mon métier au plus jeunes, organiser les chantiers de la nouvelle organisation territoriale des urgences, ne suffisent pas à me retenir.
Ce métier use, et cela je ne l’avais pas prévu, qui d’ailleurs l’a prévu ?
Pourtant mes conditions d’exercice se sont notablement améliorées. Les gardes de plus de 48 heure d’affilées, les semaines de plus de 70 heures connues à mes débuts, n’existent quasi plus. Les règles définies grâce à quelques « croisés » qui ont osé aller à l’attaque des principes établis, ont limité le carnage longtemps toléré. Les conséquences physiques de ces moments ont du laissés néanmoins des traces.
Qui aurait accepté de monter dans un avion piloté depuis plus de 24 heures par une même personne ? Les tutelles, le monde de la santé l’a accepté pourtant si longtemps et encore aujourd’hui, sans que les malades ne le sachent.
Peu importe le médecin, si l’effectif ne suffit pas nous feront des heures supplémentaires où l’on fera appel à un « vacataire », médecin remplaçant ne connaissant pas le service et arrivant juste pour une garde.
La dépendance à un système qui corrige ou comprend toujours avec retard nos situations de crises malgré nos mises en garde, épuise.
La canicule en a été une triste illustration connue de tous. Dans ma structure, personne ne s’était rendu compte de rien. Nous avions alerté nos directeurs devant une activité accrue et le manque de lits.
Nous avions signalé des températures anormalement hautes chez nos patients, Je crois que c’est la seule fois où j’ai vu un thermomètre de patient  afficher 43°. Nous avions réclamés des ventilateurs, de l’eau. Il m’avait été outrageusement rétorqué par le directeur des affaires financières
-  Un ventilateur ne sert à rien si l’air est chaud, qu’à brasser de l’air.
La directrice des soins, de retour de ses vacances  après ces quinze jours d’Aout, m’avait royalement annoncé dans le couloir  des urgences :
-Ici on a eu de la chance, nous n’avons pas comme à Paris connu  l’effet de la canicule.
Le système ne l’avait tout simplement pas vu. Rien n’avait bougé dans les étages. Comme il n’y avait plus de places, les patients étaient gardés aux urgences. Ils y avaient été soignés où y étaient morts et ce après des séjours de plus de deux ou trois jours.
Entretemps, j’avais perdu sur cette période ma grand-mère maternelle, puis mon grand-père. Etait-ce vraiment  fortuit ?
Comment avait-t-on pu refuser de nous écouter, de  voir les effets de cette canicule ?
Sur beaucoup de thématiques moins dramatiques, malheureusement, l’écoute est souvent toujours aussi peu attentive.
L’urgentiste est l’ouvrier spécialisé de l’hôpital. Sa parole, quand il ose s’exprimer, prévaut moins que celle du chirurgien dans les discussions de tutelles. Nous sommes les hurluberlus, les «  jamais contents ». Pourtant l’urgentiste est l’un des rares médecins que l’on sait ou trouver 24h/24 dans l’usine hospitalière, qui répond à la seconde près quand son bip sonne.
La gestion de nos activités sans cesse sur le fil du rasoir, finit par décourager.
A peine un planning fait, un arrêt maladie oblige à colmater la garde du soir.
L’absence de considération de notre activité à tous les niveaux de l’institution si elle est assez habituelle, et encore plus désolante de la part de quelques uns de nos confrères.
J’arrête, avec une certaine amertume. Le navire va continuer sans moi, flottant comme il peut, slalomant entre les récifs qui jalonnent son parcours et que chacun d’entre nous connaît déjà: Le manque de médecin, l’absence d’anticipation du vieillissement de la population, le désengagement de plus en plus complet de tous les acteurs de la permanence de soins, la productivité, les économies pour limiter le fameux trou de la sécu.
Les reformes sont nécessaires inéluctablement. Il faudrait simplement y mettre un peu de pédagogie, apprendre avant à l’hôpital la culture d’entreprise.
La désertification médicale, le regroupement sur des super structures se fera. Mais comme toujours, dans l’usure et la souffrance des seuls qui resteront à veiller la nuit.
Au bout du bout, cela se fera quand on ne pourra plus faire autrement, sans construction où mise à plat sereine. Alors que déjà cela fonctionne mal.
Il est des évidences que l’on vit et que l’on dénonce tous les jours et qui deviennent de plus en plus intolérables.
Dans cette atmosphère de fin de règne, être révolutionnaire, brandir sans cesse la
bannière et monter au front peut être grisant et dynamisant. Cela devient usant si les  résultats obtenus sont trop lents et que l’on prêche dans le vide. Ne rien faire et ne rien dire c’est aussi accepter et être en quelques sortes coupable.
Alors je préfère arrêter, oublier mon amertume et ne me souvenir au travers quelques pages, que de ces moments intenses, souvent cruels mais tellement enrichissants auprès des malades et leur souffrance. Tout mes compagnons de travail, m’ont laissé des sentiments tellement fort lors avons travaillé main dans la main. Tout cela aura façonné mon sens de la vie et je transmettrai cette valeur car elle transpire la vie humaine.

Je sais bien que ce départ sera difficile en demie teinte. L’ambulance qui passe dans la rue alors de je termine cette page, je plonge déjà dans un terrible remord. Mon fils est en médecine lui et ces compagnons sur cette longue route d’apprentissage, seront je l’espère les nouveaux conquérants de ce monde médical qu’il leur faudra humaniser. Je calmerai ainsi mon amertume, en lui expliquant qu’il faut rester dans un doute constructif et pétri d’humilité et de compassion. Ainsi je ne serai jamais parti réellement de ce métier si particulier.