Dédé

Dédé s’est fait casser la gueule. Une fois de plus, je l’entends faire son cinéma comme à chacune de ses visites. Il apostrophe le personnel de l’accueil, les accuse d’en vouloir aux pédérastes. Aujourd’hui il est habillé en petit garçon avec une chemisette, un chandail anglais et un bermuda. La dernière fois il était en femme avec ses bas tout déchirés à la suite de la raclée qu’il avait pris. Régulièrement il se fait passer à tabac et les pompiers nous l’amène alors en général ivre mort recouvert d’ hématomes ou des plaies sur la face. Sa mâchoire est déformée, séquelle d’une vilaine fracture. II a du coup un menton en galoche.
On a du mal à le calmer Dédé aujourd’hui. Il en veut à la terre entière, il envoie tout le monde se faire foutre. Une petite fille qui attend avec sa mère dans la salle d’attente observe et écoute ce personnage de façon médusée. Ses yeux sont comme des soucoupes, ceux de sa mère aussi. Chacune oubliant l’autre et ne perdant pas une miette d’un épisode de notre cour des miracles.
On arrive à décoder au milieux de toutes les insultes proférées, que Dédé veut seulement un certificat pour porter plainte. « C’est pas parce qu’on est homo qu’on peut nous casser impunément la gueule ! » me dit-il alors que j’arrive enfin à le faire asseoir dans le bureau. Il me tutoies Dédé, cela fait tellement de fois que l’on se voit ici.
Il me dit qu’il connaît du beau monde et que ça ne se passera pas comme ça. Mais il a ses secrets comme nous les docteurs, il ne donnera pas de noms. En me disant ça son regard s’éclaire et il sourit malicieusement malgré l’hématome de sa pommette et son nez qui a saigné. Il y a aussi de gens de la haute qui serrent de temps en temps Dédé dans leur bras. Il y a même des soirées spéciales ou il est la guaystar.
 Dédé un jour on le trouvera  dans le coma avec un hématome de plus mais cette fois ci dans son pauvre crâne à force de prendre des coups. Comme Bébert le sans domicile fixe qui a pris une cuite de trop ou Roger le psychopathe aux multiples tentatives de suicides ratée dont la dernière a été fatale.
Un jour il sortira par la petite porte de notre grand théâtre et cela me fera un petit quelque chose. Il sera remplacé par un autre, mais on n’oublie pas ces vies cassées, que l’on croise et qu’on apaise comme on peut.
On propose à Dédé de passer la nuit avec nous aux urgences dans une chambre au calme et repartir le lendemain. Une fois de plu,s c’est vain. Il nous refait tout un cirque sur ses droits à la liberté. J’arrive quand même à examiner sa grosse bouille qui n’a vraiment rien de féminin. Seul ses yeux sont beaux D’un bleu vert intense, un peu pochés, au fond de ses lourdes paupières, ils font sourire sa face quand il est de bonne humeur. Aujourd’hui, ils ne sont pas cernés du rimel qui dégouline habituellement  le long de ses joues creusées. Il n’y a à priori, pas de casse aujourd’hui . On lui a cerclé la mâchoire inférieure il y a à peine deux mois. Ça a été le défilé dans le service d’orl pendant une semaine. Tous ses copains lui amenaient un petit cadeau pour l’occasion.
Je tape sur le clavier de l’ordinateur lorsque je consulte le descriptif de ses derniers dossiers, je m’aperçois qu’ il est déjà venu 13 fois depuis 6 mois.
Je lui explique qu’il faut aller voir l’ORL dans la semaine pour revérifier sa mâchoire s’il a des gênes lors de la mastication et j’insiste un peu lourdement. Cela provoque aussitôt sa colère. Dédé, il sait ce qu’il doit faire et sa santé c’est sérieux, il en prend soin en dehors de ces frasques nocturnes. Je lui donne le certificat descriptif pour qu’il aille porter plainte chez la police. Il me dit merci. Il recule de trois pas et fait un large révérence devant l’infirmière dans le couloir, envoie un baiser à l’aide soignant et quitte le service en s’allumant une cigarette.
Salut Dédé et j’espère à une prochaine fois.