Je vais mourir.


Je  rédige une ordonnance pour une jeune patiente qui doit sortir. Elle est venue accompagnée de sa mère. Le médecin de famille l’a adressé  pour une urticaire. La semaine dernière après une prescription d’antibiotiques pour un rhume, elle a présenté une éruption cutanée entraînant des démangeaisons permanentes. Son nez qui coulait a du même coup vite été oublié. Le confrère a  été sollicité de nouveau.  Comme l’arrêt des antibiotiques et la prescription d’un « anti gratouille » n’y a rien fait, il l’adresse aux urgences. Je dois donc être le sauveur, celui qui d’une prescription miracle va arrêter l’évolution de ces plaques sur son thorax qui la démange abominablement. Elles vont être bien déçues elle et sa mère. Déjà en allant les voir je me demande bien pourquoi on les a envoyé ici et ce que je vais bien pouvoir leur proposer de révolutionnaire.
Je leur explique de façon alambiquée que l’examen clinique est rassurant, que c’est normal que cela gratte, et je remplace la pilule bleue d’anti-gratouille par une rouge essayant d’être persuasif. C’est évidemment le traitement qu’il leur faut, j’ai du mal à m’en convaincre mais je fais comme si. Le discours convaincant peut faire des fois plus d’effet que la prescription. Intérieurement je maudis le confrère de ville qui n’a pas été capable d’assumer sa prescription sans doute abusive d’antibiotiques et ses conséquences délétères. J'ai l’impression qu’elles sont convaincues. C’est fou l’aura qu’a le médecin, s’en est même culpabilisant.
Alors que je tamponne l’ordonnance pour conclure cette nouvelle consultation, j’entends le bruit caractéristique des roues caoutchoutées roulant sur le lino du couloir. C’est un brancard que l’on pousse dans le couloir. Les ambulanciers nous amènent une nouvelle "entrée". J’entends l’aide soignant qui dirige les ambulanciers vers une chambre libre dire à l’infirmière :
- elle n’est pas chouette l’entrée qu’on vient de faire
S’agit-il de nouveau d’un vieillard dément, qui glisse au fond du brancard, tout rétracté, mutique, adressé par son médecin dit de famille, pour un laconique AEG  (altération de l’état général) ?
Je suis fainéant aujourd'hui, désabusé par la consultation que je viens de faire et lâchement je fais celui qui n’a rien entendu. Je ne vais pas tout de suite vers ce nouveau malade. J’amène l’ordonnance salvatrice à la jeune ortifiée.
 Au retour l’infirmière redit sans s’adresser vraiment à moi tout en le voulant manifestement, qu’elle n’est vraiment pas bien l’entrée que l’on vient de faire. Elle n’a pas osé  me dire d’y aller plus directement car elle a senti que j’étais aujourd’hui réfractaire. Je traduis donc qu'il faut donc y aller tout de suite et sans plus tarder.

L’homme est gris, les yeux agars, il cherche de l’air comme un poisson que l’on a sorti de l’eau. L’infirmière m’a suivie alors que j’allais dans la chambre. Je lui demande de mesurer la saturation qui bien sûr est basse. Je n’ai pas eu le temps de lire le courrier d’accompagnement. Vite, il faut aller au déchocage. Cet homme est en train de mourir.
On pousse le brancard vers cette pièce. Tout le monde a rappliqué autour de nous sans que l’on ait à crier, il n’attendait plus que moi. Ce sont les urgences et leur mode de communication à part.
Je tiens le bord du brancard, je sens que chacun d’entre nous le pousse de façon plus ou moins ordonnée. Tous nous avons pris ensemble conscience de la gravité de la situation et maintenant le top départ est donné. L’homme âgé est quasi inconscient, ses paupières restent entrouvertes et l’on voit ses yeux plafonner de temps en temps. Quand on arrive au déchocage , un aide soignant nous ouvre la porte en grand sans un mot. Marie, une confrère, est déjà là et elle s’occupe d’une autre patiente. Elle jette un coup d’œil à mon patient et me regarde ensuite sans un mot avec une moue qui veut tout dire.
J’appelle le réanimateur, une angoisse étrange commençant à me saisir. Tout le monde à l’air d’avoir décidé que c’est cuit, mais chacun attend de moi la décision, pour arrêter ce processus infernal. Je me sens seul, terriblement isolé, sans plus y croire moi même. Cette dernière pensée est bien présente et j’essaye de la rejeter. C’est la solution de facilité, la fatalité résignée. Je me secoue et j’évacue cette résignation trop évidente.
Le réanimateur répond à son bip et me joint par téléphone. Ce n’est malheureusement pas lui qui va être mon sauveur dans cette situation. Ce qu’il me dit au téléphone me met devant l’évidence que personne, si ce n’est moi même, ne pourra assumer l’évolution de ce patient qu’elle soit fatale ou non.
Je parle et pense tout haut : il a l’air de souffrir, on va lui faire de la morphine. Bon il a mal au ventre, il est en choc. Cette pâleur signe une hémorragie. Il saigne dans son ventre.  C’est sûr. On va lui passer des macromolécules, commander du sang. Il me faut le chirurgien. Une fois de plus il va falloir communiquer, faire passer le message, persuader et déclencher cette volonté étrange d’arracher ce monsieur à la mort. Il faut déjà le trouver ce foutu chirurgien. Le bip ou le  téléphone, est-il en consultation, parti déjeuné à l’internat, au bloc ?
Sa secrétaire doit le prévenir, moi je ne peux plus rien, le réanimateur, n’a rien fait de plus et n’a fait que passer en me donnant sa bénédiction ainsi qu’ au malade. Toutes les drogues passent, la transfusion est en cours. Le patient semble réagir un peu plus. Il se plaint du ventre. Il dit quelque chose que je ne comprends pas. Le masque d’oxygène qu’on lui à plaqué sur le visage siffle et m’empêche de décrypter la phrase qu’il dit et répète plusieurs fois de suite. Je m’approche de son visage et j’essaye de comprendre. Je lui fais répéter plusieurs fois, rien à faire je ne sais pas ce qu’il veut dire. Je me relève, en interrogeant du regard l’infirmière et  Marie qui assiste à la scène. Elles me regardent et sont gênées, elles ont compris…
-Il a dit qu’il allait crever…
Je n’y ai même pas pensé. Pourtant, c’est évident. Il ne fait que ça depuis qu’il est arrivé. Mais je ne le veux pas, je n’y crois pas, je me refuse de me laisser paralyser par  cette évidence que je combats depuis son admission et qui me fait agir. Je ne me suis pas résolu à cela et je crois que lui non plus en fait. Même s’il est subconscient, il a entendu suivi  tous mes propos. Il l’a dit et comme me le glisse Marie dans le creux de l’oreille, ceux qui le disent se trompent rarement.
Mais non, il ne mourra pas, je le refuse  sans savoir pourquoi. Le chirurgien est finalement passé, il est resté laconique, il n’y croit pas lui mais le prend quand même au bloc. J’accompagne mon patient jusqu’au sas de la salle d’opération. Il va être opéré, et il va s’en sortir. L’anesthésiste, m’aide avec l’aide soignant à le passer sur le brancard du bloc. Elle sait toute l’histoire. Elle lui demande avec une voix douce s’il ne souffre pas trop, et lui explique que l’on va l’opérer du ventre. Monsieur B ; semble d’un seul coup calme et serein, son visage est plus détendu depuis qu’il a reçu de la morphine.
Je l’abandonne. Je suis du regard  les aides opératoires dans la salle d'opération au. Je me retrouve tout seul dans le couloir. Je n’ai plus rien à faire. Je me sens démuni. A la fois soulagé et insatisfait de ne pas être là pour la suite.
Je retourne aux urgences un peu saoul, comme à chaque fois que je connais une situation semblable. Dés que j’arrive, une infirmière de l’accueil m’alpague. La mère de la jeune fille à la gratouille, m’attendent depuis 40 minutes. Je me suis trompé de nom sur l’ordonnance. Tout cela est tellement futile, je lui redonne l’ordonnance corrigée en m’excusant de l’avoir fait attendre. Cela ne lui suffit pas, elle est reste en colère et je la comprends de façon résignée. Mais peut importe, mon patient  est au bloc et je sais qu’il va s’en sortir.